Nicolas de Condorcet considère que demander aux électeurs de choisir un candidat n'est pas satisfaisant. Il estime que pour pouvoir mettre en oeuvre une méthode de vote qui produise un résultat qui ait du sens, il faut demander plus d'information aux participants. Il en conclut, comme son contemporain Jean-Charles de Borda (1733-1799), qu'il faut demander aux électeurs de classer les candidats.
Chaque électeur doit donc dresser une liste de préférences. Cette liste comporte les noms des candidats, en partant du candidat préféré par l'électeur jusqu'à celui qu'il apprécie le moins.
À supposer qu'il y ait, parmi les candidats, un candidat Dupont et un candidat Duchemin, il est donc possible de savoir si un électeur préfère le candidat Dupont au candidat Duchemin, ou l'inverse. Il suffit en effet pour cela de regarder si Dupont est au dessus ou en dessous de Duchemin dans la liste de préférences exprimée par l'électeur.
C'est au moment d'agréger ces informations fournies par les électeurs que la méthode de Condorcet devient originale. Elle vise à exploiter toute l'information fournie par l'ensemble des listes de préférences des électeurs.
La liste établie par un électeur permet de savoir s'il préfère un candidat à un autre. Il est donc possible, à partir de l'ensemble des listes, de savoir s'il y a une majorité d'électeurs qui préfèrent le candidat Dupont au candidat Duchemin, ou au contraire une majorité d'électeurs préférant le candidat Duchemin au candidat Dupont.
La méthode de Condorcet consiste à procéder à toutes les comparaisons possibles entre paires de candidats. Si, en plus des candidats Dupont et Duchemin, il y a un troisième candidat Dupré, il s'agira d'établir s'il y a :
Condorcet estime que si un candidat bat tous ses adversaires en duel, alors c'est ce candidat qui mérite de gagner. On appelle le candidat qui gagne avec cette méthode le "gagnant de Condorcet".
Le principal problème de cette méthode, c'est qu'il n'existe pas forcément un gagnant de Condorcet. Il y a même tout lieu de penser qu'un candidat qui battrait tous les autres en face à face est plutôt rare. La méthode de Condorcet n'est donc pas très exploitable en pratique, puisqu'elle ne produit pas forcément un gagnant. Les travaux de Condorcet sont cependant d'un intérêt majeur pour la théorie du vote : ils soulèvent de bonnes questions.
En étudiant le comportement de sa méthode, Nicolas de Condorcet fait un constat étonnant : non seulement il se peut qu'il n'y ait pas de gagnant, mais les résultats peuvent s'avérer totalement incohérents.
En effet, à supposer que l'on ait toujours les candidats Dupont, Duchemin et Dupré, il est tout à fait possible d'aboutir à la situation suivante :
Les matheux relèveront immédiatement qu'il s'agit là d'une absence de transitivité. Dit plus simplement : on tourne en rond, puisque le perdant... bat le gagnant.
Cette situation paradoxale est naturellement choquante. Il ne s'agit pourtant ni d'une erreur de calcul, ni d'un cas exceptionnel : il se produit même fréquemment sans que l'on s'en rende compte.
Le scrutin uninominal à un ou deux tours est la méthode de scrutin que nous utilisons quasiment pour toutes les élections, que l'on procède à main levée ou que l'on se déplace au bureau de vote.
C'est la méthode qui consiste à demander à chaque électeur de choisir un candidat, puis à procéder à un second tour en retenant les deux candidats ayant obtenu le plus de voix si aucun candidat n'a la majorité au premier tour.
Cette méthode souffre du paradoxe de Condorcet. Autrement dit, elle peut donner un résultat tout à fait incohérent.
On peut facilement montrer un exemple où cela se produit. Revenons à l'élection où se présentent Dupont, Duchemin et Dupré, et imaginons que les électeurs se répartissent comme suit :
Envisageons d'abord le cas du scrutin uninominal. On peut raisonnablement penser qu'un électeur sensé votera pour le candidat qu'il préfère. Les résultats du premier tour s'obtiennent donc en regardant uniquement la première ligne, où l'on peut observer que :
Duchemin serait donc éliminé au terme du premier tour. Les voix qui lui revenaient seraient reportées sur Dupré, qui totaliserait alors 61% ( = 32% + 29%) des voix au second tour et gagnerait donc l'élection.
Si l'on procède avec la méthode de Condorcet, soit en calculant les scores pour chaque paire de candidats en face à face, on observe cette fois que :
Ceci correspond exactement au paradoxe de Condorcet : n'importe lequel des candidats aurait pu être élu, ou aucun, puisqu'il n'est pas possible de trancher d'une manière qui respecte les préférences exprimées par les électeurs.
Le scrutin uninominal parvient à désigner un candidat, mais c'est précisément parce-qu'il ignore l'essentiel des opinions des électeurs. D'une certaine manière, la méthode du scrutin uninominal consiste à ne regarder que la première ligne du tableau à chaque tour, comme si le reste n'existait pas. En pratique, il y a tout lieu de penser que ce paradoxe se produit très souvent lors des élections, mais nous ne disposons pas d'assez d'informations pour nous en rendre compte. Nous ne voyons pas "le reste du tableau".
Cet état de fait est donc établi depuis la Révolution française, et malgré cela nous utilisons encore aujourd'hui une méthode qui peut élire un candidat de manière totalement incohérente avec les préférences des électeurs.